Marquée par l’important revirement de jurisprudence du 22 décembre 2023 (1), le régime probatoire en matière civile a connu une évolution majeure, en ce qu’il est désormais possible pour le Justiciable d’emporter la conviction du Juge sur la base d’une preuve obtenue de manière illicite ou déloyale.
Devant une Juridiction sociale, salariés et employeurs pourront, sous certaines limites, apporter aux débats de tels éléments de preuve autrefois irrecevables ; cette possibilité pourrait éveiller les esprits les plus créatifs quant à l’utilisation de stratagèmes ou d’outils de nouvelles technologies dans le cadre des relations de travail et ce avant même toute action judiciaire.
En la matière, le Juge doit toutefois apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble.
Ainsi, un moyen de preuve déloyale ou illicite peut être, à la demande du Justiciable, accueillie par le Juge si, cumulativement :
- Il est indispensable à l’exercice du droit de la preuve ;
- L’atteinte portée aux droits antinomique en présence (à titre d’exemple : le respect de la vie privée, etc.) soit strictement proportionnée au but poursuivi.
L’arrêt du 14 février 2024 (2) reprend ces principes. Il apporte toutefois une précision complémentaire en invitant le Juge à porter au préalable son analyse sur l’objectif légitime poursuivi par le Justiciable en présence d’un moyen de preuve illicite, plus exactement à s’interroger sur la légitimité de l’illicéité relevée et à vérifier s'il existait des raisons concrètes qui la justifiait.
En synthèse ?
Il appartient au Juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence ; ce n’est qu’après avoir opéré un contrôle de proportionnalité qu’il pourra écarter ou non des débats une preuve déloyale et/ou illicite.
Et concrètement ?
L’arrêt du 14 février 2024 a permis à un employeur de justifier le licenciement pour faute grave d’une salariée en produisant des enregistrements d’un système de surveillance sur la base des données personnelles issues de ce système dont la mise en œuvre était illicite.
Le contrôle s’avère toutefois très rigoureux ici : le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisé par la seule dirigeante de l'entreprise.
La recevabilité de la preuve illicite ainsi produite aux débats est notamment mise en balance avec l’atteinte portée à la vie personnelle de la salariée, finalement en faveur de la première.
Ces évolutions n’invitent aucunement à négliger les principes de loyauté dans l’administration de la preuve ou à ne pas accorder d’importance à la licéité des moyens de preuve mis en œuvre.
La potentielle recevabilité, sous conditions, de la preuve illicite et/ou déloyale doit avant tout être accueillie comme un moyen de faire échec à un rejet automatique d’une preuve déjà établie, sans laquelle la manifestation de la vérité ne pourrait s’opérer (enregistrement fortuit de paroles prononcées, d’événements s’étant déroulés, etc.)
Elle peut également être accueillie comme un moyen de se constituer des éléments probants en vue de faire valoir une situation de fait dont la preuve s’avère difficile (enregistrement de propos lors d’un entretien provoqué par un salarié ou un employeur, stratagème du « client mystère », etc.)
Et en pratique ?
L’enjeu de la preuve étant majeur pour l’employeur comme pour le salarié, il est permis de penser qu’une multiplication de manœuvres, stratagèmes, recueils massifs de données et surtout d’enregistrements clandestins soit constatée, tant de la part des salariés que des employeurs.
Bien que les limites posées amènent à des situations restreintes et encadrées, la possibilité désormais ouverte pour le Juge de faire primer la recherche de la vérité pourrait amener à de petites révolutions dans les relations de travail, là où des climats de méfiance et de suspicion réciproques peuvent naître facilement.
Comment échanger librement avec un salarié / avec son supérieur hiérarchique lorsque chacun peut potentiellement être équipé de micro dissimulé, de caméra discrète dans la monture de ses lunettes ?
Comment négocier librement une rupture conventionnelle ou une voie amiable à une situation de conflit, sans que la méfiance censure finalement la parole de chacun ?
La prudence devra être de mise lors de tout entretien, même informel, qu’il soit individuel ou collectif.
A cet égard, une excellente maitrise des instants sensibles de la relation de travail est à préconiser, au besoin par le suivi de formations : à titre d’exemple, le contenu d’un entretien préalable à une éventuelle mesure de licenciement restera dans la philosophie de celle instituée par le Code du travail, à savoir l’exposé des faits reprochés au salarié et le recueil de ses explications.
Là où l’employeur pourrait craindre de l’équipement clandestin du salarié lors d’un entretien, ce premier pourrait s’équiper dans les mêmes circonstances, en prévention notamment de toute accusation d’agression au cours d’un entretien houleux, en vue de corroborer ses réserves inscrites sur la déclaration d’un accident du travail sollicité par le salarié.
Les évolutions constantes des outils de nouvelles technologies et leur grande accessibilité nous contraindront probablement à constater ou à connaitre plus fréquemment de telles situations dans les relations de travail.
Cela étant, l’insécurité juridique liée à la recevabilité de la preuve litigieuse devrait dissuader ou user des déploiements de temps et d’argent qui s’avèreront souvent infructueux.
En outre, une communication interne à l’entreprise sur le principe de l’illicéité des enregistrements récurrents et permanents, notamment dans une démarche de prévention des risques psycho-sociaux, pourrait parfois être envisagée afin de raréfier des dérives en entreprise.
Et en conclusion ?
Si l’on peut se réjouir que la palette d’outils nécessaire à la manifestation de la vérité se soit élargie pour le Justiciable, il est désormais laissé au Juge la lourde tâche de préserver les relations de travail des potentiels effets délétères que peuvent engendrer de ces nouvelles possibilités (méfiance généralisée, etc.).
Chaque acteur de la relation de travail (et encore plus spécifiquement ceux de la fonction RH) sera invité à maîtriser encore plus sa parole, ses actes et ses comportements dans le monde de l’entreprise.
L’analyse des nombreuses décisions à venir sur ce sujet permettra d’affiner la grille de lecture que nous percevons déjà, pour constituer – très probablement – ce qui pourrait ressembler à un inventaire à la Prévert de ce qui est recevable et de ce qui ne l’est pas.
Ass. Plén. 22 décembre 2023, n°20-20.648
Soc. 14 février 2024, n° 22-23.073
Les informations indiquées dans cet article sont valables à la date de diffusion de celui-ci.
Teddy Mariel
Avocat
teddy.mariel@oratio-avocats.com